Boris Cyrulnik : "Ceux qui passent le cap s’en sortent souvent mieux qu’avant"
En quoi cette période va influer sur nos comportements dans les prochains mois ?
Boris Cyrulnik : Cette période de désorganisation des transports, de la société, des relations humaines, de l’école, des hôpitaux… s’apparente à un véritable chaos. Or, que ce soit en biologie, en éducation ou en civilisation, après un chaos, nous sommes forcés de réorganiser la société.
Il y a parmi nous des gens qui sont entrés dans le confinement en présentant des facteurs de vulnérabilité (fragilisés par des maladies, par des familles dysfonctionnelles ou difficiles, par une absence de diplôme donc un "petit" métier, donc un petit logement) et qui vont en sortir avec un traumatisme supplémentaire. À l’inverse, les gens qui, avant le confinement, avaient une famille renforçante, acquis un diplôme supérieur, donc un "bon" métier et un grand logement, vont s’en sortir plus facilement et déclencher un processus de résilience facile. En tout cas, des gens n’auront plus de métier, auront des dettes ou seront ruinés, donc nous sortirons forcément tous modifiés de cette crise.
A-t-on déjà vécu des crises similaires dans notre histoire ? Quelles en sont les causes communes ?
B. C. : Dans l’histoire humaine, récente par rapport à l’histoire de la planète, il y a régulièrement eu des catastrophes naturelles (inondation, incendie, tremblement de terre…) et culturelles (virus, épidémies de peste, de tuberculose, sida…). Ces dernières sont provoquées par deux facteurs immuables : l’excès de consommation et l’excès de mobilité. Il y a 200 000 ans, il y avait un million d’êtres humains sur Terre ; aujourd’hui, nous en dénombrons bientôt 8 milliards, donc il faut stocker les nourritures de manière vertigineuse ! Les déplacements (le commerce, le tourisme…) contribuent à propager les virus et les bacilles et amènent régulièrement des épidémies. Cela se reproduit depuis le néolithique, quand on a cessé d’être des nomades.
Depuis 8 ou 10 000 ans, on s’empare de la Terre, on développe l’agriculture, on construit des logements et on stocke des aliments donc on crée les conditions de l’invention du virus et de création de bacilles (choléra, tuberculose…).
Ces épidémies sont très souvent déclenchées par des animaux. Quand il y a eu l’invention du moulin à vent, on a produit des tonnes de farine. Cela nous a permis de manger du pain tout l’hiver mais, en même temps, les rats sont entrés dans les stocks avec des puces qui provoquaient la peste ! Au XVIIe siècle, les pestes ont été déclenchées essentiellement par la merveilleuse route de la soie. Les Chinois avaient inventé ce tissu miraculeux et le transportaient à dos de dromadaires vers l’Europe, emportant avec eux des stocks de nourriture. Quand la soie arrivait en Europe, les caravaniers étaient tous morts en route de la peste. En revanche, quand pour arriver plus vite, ils ont fait un relais de bateaux par Antioche (la Syrie actuelle), ils ont transporté la peste à Marseille via leurs stocks d’aliments. En fuyant la maladie, les gens transportaient avec eux le virus…
"Aujourd’hui, un steak argentin, avant d’arriver dans une boucherie parisienne, a fait deux fois le tour de la planète en avion ! Cela interroge forcément…"
Le champ lexical de la guerre avec ses "héros", les "sacrifiés des premières lignes", etc., a-t-il été utilisé à bon escient par les médias et les politiques ?
B. C. : C’est une bonne métaphore. Dans une guerre culturelle, on nomme l’adversaire, on sait d’où il vient, comment il est armé. On a alors une conduite à tenir : on peut s’associer, s’enfuir, se cacher, l’affronter, le détruire… Là, celui qui veut notre mort est invisible, donc si on ne se défend pas en en se protégeant, en se confinant, en cherchant des médicaments…, il y aura des centaines de milliers de morts. Le coronavirus est déjà une catastrophe planétaire car l’économie de tous les pays est quasiment arrêtée, mais ce n’est pas encore trop une catastrophe humaine car il n’y aura "que" 300 000 morts alors que si nous ne nous étions pas confinés, nous aurions eu à déplorer des millions de morts (la grippe espagnole de 1918 aurait fait de 20 à 50 millions de morts, selon les chiffres ; et deux ans après la peste de 1348, un Européen sur deux était mort, pour rappel !).
Emmanuel Macron a eu raison d’employer la métaphore de la guerre car si les gens n’ont pas suffisamment peur, ils vont oublier de faire le nécessaire et continuer à transporter le virus. Une minorité croissante n’a pas encore pris conscience de la gravité de la situation…
Entre crainte pour leur activité et peur de transmettre la maladie (à leurs clients, leurs salariés, leurs proches…), les artisans sont très fragilisés par cette crise. Comment les inciter à aller de l’avant ?
B. C. : Il aurait fallu continuer le confinement le plus longtemps possible. Les Japonais regrettent déjà de ne pas avoir pris des mesures plus strictes* car ils subissent en ce moment une deuxième vague.
Pour ce qui est des artisans, la recette comportementale est claire : si on s’applique à respecter la distance, à mettre un masque, à poursuivre autant que possible le confinement…, on contrôle assez bien le virus. Pour l’instant, on ne sait pas le soigner mais on sait le prévenir.
"Le virus ne circule pas si on s’astreint aux gestes barrière, donc les artisans vont devoir s’y tenir pendant encore quelques mois."
Vous avez théorisé le concept de "résilience". Comment les artisans peuvent-ils l’appréhender et le mettre en œuvre dans leur quotidien ?
B. C. : Définissons d’abord la résilience : il s’agit de la capacité à vivre, à réussir et à se développer en dépit de l’adversité. La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme, et elle s’applique aussi au monde du travail. Parmi les entreprises artisanales, il va y avoir une recrudescence de chômage, de ruines, donc c’est une partie de la population qui va être lourdement impactée. Pour déclencher un processus de résilience, elles doivent s’adapter, revoir leur copie. Car si elles répètent le même processus qu’avant la crise, elles risquent de disparaître.
Les paysans ont déjà mis en place de nouveaux modes de commercialisation des légumes, en privilégiant la vente directe. Non seulement ils ont redémarré leur activité, mais ils gagnent plus d’argent car ils ont supprimé un intermédiaire, et les consommateurs sont contents d’acheter des légumes de meilleure qualité. Donc le concept de résilience s’adapte bien à leur cas. Les marchés locaux vont ainsi se redévelopper alors qu’ils subissaient jusqu’à présent la concurrence des grandes surfaces.
Les entreprises artisanales devront probablement relocaliser leur production, diversifier leurs activités, réorganiser les circuits de distribution en les ramenant à une échelle européenne plutôt que mondiale.
On évoque forcément un avant et un après-Covid-19. Les artisans peuvent-ils tirer leur épingle du jeu dans ce "nouveau monde" ?
B. C. : Dans toutes les périodes de chaos, ceux qui passent le cap s’en sortent souvent mieux qu’avant. En Russie par exemple, à l’effondrement du bloc communiste, plein d’ouvriers sont devenus entrepreneurs et ont fait fortune. Je pense aussi à quelqu’un que j’ai connu qui était ouvrier tourneur dans une usine d’avion qui a fermé. Un gastro-entérologue est venu le voir en lui disant avoir besoin de pinces pour faire des biopsies dans l’estomac. Avec ce médecin, il a mis au point cet instrument, puis il a débauché ses anciens collègues au chômage, a monté son entreprise et a fait fortune. C’est une belle histoire mais cela veut dire qu’il est possible de se réinventer et de sortir plus fort du chaos…
(Interview réalisée le 4 mai 2020)
Biographie
- 1937 : naissance à Bordeaux, peu après l'arrivée en France de son père russo-ukrainien et de sa mère polonaise, tous deux morts en déportation.
- 2005 : président du Prix Annie-et-Charles Corrin sur la mémoire de la Shoah.
- 2007 : membre de la commission Attali de Nicolas Sarkozy, étudiant les freins à la croissance économique. Coanimateur d’"Histoire d'nomme", sur France Info avec Yves Coppens.
- 2019 : président du Comité des 1 000 premiers jours de l'enfant, désigné par Emmanuel Macron. Sortie de son dernier ouvrage, "La nuit, j’écrirai des soleils", chez Odile Jacob.
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