Chantiers de France : un laboratoire de compétences
Comment vivez-vous votre nomination en tant que référent des Chantiers de France ?
C’est un grand honneur et une charge très importante. Un honneur, car en tant que Compagnon, le monde des bâtisseurs de cathédrales me touche forcément. Nous avons l’opportunité de mettre en évidence ceux qui ont eu un jour les compétences et la motivation pour construire un monument tel que Notre-Dame de Paris. Chantiers de France permettra aujourd’hui encore, de valoriser des hommes et des femmes de métiers compétents et de montrer qu’ils sont nécessaires au bon fonctionnement de notre société. C’est en ce sens que j’ai accepté cette proposition qui m’a été faite dès le lendemain de l’incendie.
Quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?
Je suis à la fois serein et préoccupé, bien sûr, car nous n’avons pas le droit de nous rater. J’espère que tous les acteurs concernés resteront bien dans l’objet de Chantiers de France. Il n’est pas question de brider qui que ce soit de cette magnifique opportunité, mais il n’est pas question non plus de favoriser qui que ce soit. L’objet est bien de profiter de la reconstruction pour mettre à la disposition du grand public – car les chantiers seront ouverts au public – la possibilité de voir des jeunes en situation de formation, dans l’excellence… Tel est le sujet. Nous serons sur des situations réelles, en vue d’une œuvre réelle, avec des personnages réels en situation de formation pour les uns et de transmission pour les autres. Comme pour les Olympiades des métiers, ce sera une magnifique vitrine pour la formation et l’orientation professionnelle.
Chantiers de France se veut « duplicable » : Notre-Dame de Paris servira de moteur pour d’autres monuments en péril…
La démarche qui vaut pour Notre-Dame vaudra pour bon nombre d’endroits. Ce sera en quelque sorte un laboratoire, qui devra pouvoir être transposable ailleurs avec le même objet : de profiter de la rénovation de bâtiments célèbres ou parfois moins célèbres pour mettre en valeur les formations et ceux qui transmettent le métier. Et le défi est grand, car je pars d’une feuille blanche… J’espère bien réussir à bâtir ce laboratoire, sans pour autant faire concurrence à des organismes qui existent déjà et font très bien leur travail. Il ne s’agit pas de créer un énième organisme de formation.
Quelle sera votre action concrète ?
Sous l’autorité de la ministre du Travail, en relation avec les ministres de la Culture, de l’Education nationale et de l’Agriculture, je réunirai tous ceux qui ont une responsabilité nationale autour d’un comité stratégique : CMA France, les Compagnons du Devoir, la Capeb et la FFB, les monuments historiques, l’Eglise… Tous ceux qui ont une bonne connaissance du sujet et peuvent prendre une position politique au travers de ce que nous voulons faire avec Chantiers de France. Nous avons besoin de tous. Ensuite sera mis en place un comité de pilotage qui, lui, sera beaucoup plus opérationnel, composé de personnes désignées par ces parties. Le moment venu, quand les architectes auront fait leurs propositions, que les décisions de reconstruction et modes opératoires seront prises par les décideurs, à ce moment-là nous mettrons en place Chantiers de France.
Quelles sont les prochaines échéances ?
Cette semaine (le 27 mai, ndlr), je présente à la ministre du Travail les différents projets. Ensuite, il faudra se coordonner avec le comité stratégique et étudier les interconnexions avec le général Jean-Louis Georgelin (ndlr : mandaté par le Président de la République pour piloter la reconstruction). Il ne m’appartient pas d’intervenir sur la responsabilité et la coordination des entreprises. Puis au printemps 2020 aura lieu la mise en place formelle de Chantiers de France.
En savez-vous davantage sur les forces à mobiliser ?
Toutes les analyses des structures en place ne sont pas terminées. Si les structures ont été mécaniquement ou chimiquement endommagées par la chaleur de l’incendie, cela modifiera le procédé : démonter des pierres pour les remonter. Une fois ces analyses effectuées, il appartiendra aux architectes de faire non pas une mais des propositions de reconstruction. Ensuite il appartiendra au maître d’ouvrage, l’Etat, de choisir les principes de reconstruction. Je ne peux pas m’avancer sur les métiers en œuvre tant que je ne suis pas fixé sur les principes de reconstruction.
Vous souhaitez souligner une nuance de taille : il n’y a pas seulement un manque de main-d’œuvre, mais aussi de compétences…
Oui. Il y a un manque crucial de main-d’œuvre, car insuffisamment de jeunes vont vers ces métiers. Mais il y a aussi un manque de compétences. Il s’agit bien du cœur de Chantiers de France : former aux compétences… Et non pas faire du nombre. Il s’agira de proposer aux jeunes en formation ou perfectionnement des formations au long cours, qualifiantes et éventuellement diplômantes. « Eventuellement », car le diplôme n’est pas une fin en soi. On doit être en capacité d’aller chercher un diplôme quand on a acquis le niveau… Ce ne doit pas être une finalité, sinon c’est du bachotage et ce n’est pas ainsi qu’on intègre profondément un métier. Je suis très attaché à l’honnêteté intellectuelle et il est hors de question, selon moi, d’inciter, d’orienter les jeunes vers ces métiers si dans le même temps on n’est pas honnête avec eux. S’il ne s’agit que de leur promettre un emploi, je suis désolé, mais quelque part, on se montre malhonnête. Et sur ce point, je ne lâcherai jamais rien, c’est trop important.
« Entrer en formation professionnelle via l’apprentissage, ça n’est pas simplement apprendre le métier, mais aussi apprendre par le métier. »
Les Chantiers de France peuvent prendre une dimension internationale, si « l’Erasmus des Bâtisseurs » se concrétise : comment entendez-vous porter cette proposition ?
Autant que faire se peut, certains travaux pourront être affectés à tel ou tel organisme de formation, comme les CFA de CMA, par exemple. Ainsi, pendant une période donnée, des jeunes en formation pourront être amenés à travailler sur les Chantiers de France. Et, puisque nous sommes à l’ère européenne a minima, sinon mondiale, je ne vois pas pourquoi on se priverait aussi de faire venir des jeunes en formation d’autres pays en profitant d’Erasmus +. Mais tout cela reste pour l’heure à dessiner… Séjourner en-dehors des frontières ouvre l’esprit ! On a l’habitude en France d’être franco-français, en prétextant que les savoir-être, les savoir-manger, savoir-parler, c’est nous. Or, quand on prend sa valise et qu’on va autre part, même pour trois semaines, on se rend compte que ce n’est pas ça, qu’il y a beaucoup à expérimenter et découvrir. J’envisage aussi de mettre en place des conférences ouvertes au grand public sur les métiers, l’orientation, les pratiques, l’histoire des monuments... Car il existe pléthore de brillants orateurs qui peuvent, au nom de la culture, intéresser le grand public. Encore une fois, entrer en formation professionnelle via l’apprentissage, ça n’est pas simplement apprendre le métier, mais aussi apprendre par le métier. Ça signifie qu’à un moment donné, si je travaille sur un chantier comme celui de Notre-Dame, je vais avoir envie de m’intéresser à son histoire, aux hommes qui ont travaillé avant moi, aux matériaux que je ne connaissais pas, aux expertises scientifiques… C’est une curiosité permanente.
De quelle manière allez-vous travailler avec le réseau des CMA pour que l’Artisanat ait voix au chapitre ?
Au travers de Chantiers de France, j’espère bien réveiller la pensée de « monsieur et madame tout-le-monde », qui ne découvrent la réalité des besoins en main-d’œuvre et en compétences qu’au moment où ils ont un problème : de plomberie, de maçonnerie, de toiture... Là ils se disent « il faut que j’appelle un professionnel, mais ce ne sera pas pour tout de suite »… Chantiers de France va donner du poids aux CMA, car elles militent aussi pour ouvrir les yeux du grand public sur ce point. Elles se battent depuis très – voire trop – longtemps pour défendre non pas leurs intérêts, mais leur culture et leurs besoins. Il faut que les gens sachent que si leur fille ou leur fils exerce un métier manuel, ce n’est pas dégradant, bien au contraire. Nous avons besoin de mettre une image positive sur des situations trop souvent négatives. Le président de CMA France, Bernard Stalter, fait partie du comité stratégique et Régis Penneçot sera présent dans le comité de pilotage. Ils seront les relais des CMA pour organiser des réflexions sur les métiers, sur les référentiels, la mise en place des chantiers… Tout ce qui est nécessaire pour assurer une bonne formation, qui mène non pas systématiquement à un diplôme, mais qui mène systématiquement à une reconnaissance identifiée.
L’émotion est encore palpable autour de l’incendie de Notre-Dame : comment composer avec ce cadre passionnel ?
En effet. L’engouement est encore très présent autour de Notre-Dame. C’est la raison pour laquelle on n’a pas le droit de se tromper dans l’ensemble des orientations qui sont ou qui seront prises autour de ce moment d’émotion. J’ai reçu un nombre incalculable de témoignages des quatre coins du monde ! Car Notre-Dame n’est pas française : elle touche le monde entier...
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