Santé auditive : les risques encore sous-évalués
Les risques liés au bruit sont-ils suffisamment connus des entreprises ?
Sébastien Leroy : Les connaissances dans le domaine du mécanisme de l'ouïe sont récentes, elles datent d’une quarantaine d’années. L’arrivée des premiers dégâts liés à l’écoute de Walkman a rendu plus visible la problématique de la perte auditive au sein de l’ensemble de la population. Mais aujourd’hui, l’audition demeure trop un “insignifiant”. Dans le cadre de l’entreprise, les risques de surdités professionnelles sont mis en avant, mais on oublie bien souvent les risques extra-auditifs liés aux expositions sonores. L’audition a longtemps été cloisonnée dans une approche “handicap” et prévention des surdités professionnelles liées au bruit en chantier ou atelier… Or, cela va plus loin. En revanche, ce n’est pas parce qu’on est une petite structure que le dirigeant n’est pas sensibilisé à la question. Souvent, on se dit “les grands groupes ont les moyens, ont des responsables sécurité, des responsables RSE”. Mais il existe nombre de dirigeants de TPE artisanales très volontaires, et sensibles au bien-être des salariés. Nous sommes aussi questionnés par la Sécurité sociale des indépendants, par les branches professionnelles...
Concrètement, quels sont ces risques ?
S. L. : Le bruit génère un stress acoustique sur les cellules de l’oreille. En fonction de sa présence, ce stress va créer une gêne de la compréhension de la parole et mettre en difficulté le décodage par le cerveau. La capacité de concentration et de compréhension s’amoindrissent, et les trois fonctions de base de l’oreille sont altérées : l’alerte, la communication est les émotions. L’oreille est ouverte à tout moment et nous permet de savoir si on est en danger... Donc, quand l’agitation sonore est permanente, une anxiété peut naître par le simple fait de ne plus pouvoir compter sur sa fonction d’alerte.
Au même titre que les effets extra-auditifs, les pertes auditives non repérées augmentent les risques d'accidents par perte de vigilance et dégradent l’état général de la personne : troubles du sommeil, risques cardio-vasculaires, comportements de compensation liés à la nutrition. Cet enchaînement va jusqu'à occasionner des risques psychosociaux... In fine, en plus du coût pour la vie des actifs, il y a des coûts de santé publique et des coûts pour l'employeur.
Plus précisément, quel est l’impact sur l’entreprise ?
La première conséquence est la dégradation de l’état de santé du collaborateur avec des risques d’absentéisme, de maladies connexes, qui vont l’amener à être en arrêt maladie, ce qui implique de faire appel à de l’intérim, etc. Les coûts socio-économiques grimpent vite. C’est piloter un bateau qui a des trous… Les conséquences extra-auditives sont insidieuses : la fatigue, la nervosité, créent des tensions entre les personnes. On n’a plus de cohésion d’équipe et on a du plomb dans l’aile pour atteindre les objectifs.
"La prise de conscience est trop peu présente. Le temps que l’éducation à la santé fasse effet, on prend le risque que certaines tranches de la population aient les oreilles abîmées..."
Les visites médicales suffisent-elles aujourd’hui à protéger les travailleurs ?
S. L. :L’audition est un biomarqueur trop négligé. Dans le cadre de l’entreprise, l’indicateur de sinistralité est faussé : il n’y a pas systématisation des dépistages, ni analyse des facteurs de comorbidité liés au stress acoustique. Aujourd’hui, par exemple, on ne considère pas le bruit comme un agent du burn-out, alors qu’il peut en être une composante. Ainsi, dans toutes les enquêtes, les salariés parlent de fatigue, de lassitude… Un grand volume de la population est gêné par la compréhension de la parole dans le bruit. Travailler au-delà de 55 décibels amène des pertes d’intelligibilité de la parole. Le cerveau va mouliner beaucoup plus que si la transmission était plus claire. Ces mécanismes simples sont de petits grains de sable dans les rouages…
JNA réclame une meilleure prise en compte de ce risque sanitaire : comment agir en ce sens ?
S. L. : Les impulsions réglementaires de l’Etat sont nécessaires, mais ne sont pas adaptées à la réalité du XXIe siècle ni à la réalité des enjeux de l’audition dans la société. Nous en appelons au volontarisme politique : il faut aller plus vite ! Sur le plan réglementaire et dans les entreprises, il faut impulser une nouvelle donne. Concrètement, il faut sortir des actions de prévention et en faire un acte de stratégie d’entreprise. Car c’est aussi l’image sociétale de l’entreprise qui est en jeu. Mettre en place une politique de “bien-vivre” dans l’entreprise permet de garder ses salariés, et donc de ne pas perdre les compétences.
Par ailleurs, nous appelons à une systématisation des bilans auditifs (audiogrammes) au travail et dans le parcours de santé personnel, comme on le fait avec les bilans sanguins pour le cholestérol. Que cela fasse partie du check-up, et que ce ne soit pas seulement quand il y a un “bobo”. Car quand le mal est déjà installé, on ne peut pas revenir en arrière...
La qualité du bâti est aussi importante. Les maîtres d’ouvrage n’ont pas forcément intégré cette question de l’impact de l’acoustique sur les êtres humains, ou ils ne l’intègrent pas par souci de coût. Or, il faut l’intégrer au démarrage : c’est aux ateliers de s’adapter à l’activité et non aux travailleurs de s’adapter à l’atelier. Les normes l’imposent… Mais ne sont souvent pas respectées.
Qu’est-ce que la gêne auditive ?
“On entend tous mieux le matin que le soir, car toute la journée nous sommes soumis à des expositions sonores entraînant un stress acoustique, qui génère une gêne auditive. Normalement, si on laisse l’oreille au repos (d’où l’importance de nuits sans bruit ou à moins de 30 db), l’oreille récupère. Au réveil, les cellules sensorielles sont sorties de l’engorgement lié au stress acoustique et on redémarre. Le temps de récupération doit être au moins équivalent au temps d’exposition. Or, aujourd’hui, ce temps de récupération n’est pas forcément respecté : on sort du travail, on met l’auto-radio à fond, on écoute de la musique sur smartphone avec des oreillettes, on rentre à la maison et la télévision est allumée jusqu’à 23h-minuit, parfois certains s’endorment avec des oreillettes. On se lève, et rebelote, etc. On fragilise les cellules, qui peuvent à tout moment lâcher : là interviennent les acouphènes, la surdité… Voire les deux associés. Il est important au titre de l’entreprise et de l'individu d’intégrer cela dans son équilibre quotidien.”
Conseils aux artisans
- Intégrer que l’oreille a besoin de récupération. Il suffit de passer à côté d’une ambulance ou d’un chantier pour que les cellules lâchent si elles sont fatiguées...
- Travailler en priorité sur les sources d’émission de bruit (machines, etc.), puis sur le bruit résiduel : mettre en place une politique générale de protections collectives et individuelles.
- Porter ses protections anti-bruit. La crainte des actifs est d’être coupé de ses collègues... Or, il existe des protections de moins en moins onéreuses qui permettent de filtrer et d’entendre les conversations.
Pour aller plus loin, lisez le "Petit guide de survie au bruit et au stress au travail" (Josette Lyon, 2017). Un concentré de conseils et d'astuces pour préserver sa santé auditive, au travail comme dans la sphère privée.
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